En décembre 2022, le Financial Times publiait un article remarquable de Max Seddon et Polina Ivanova sur les technocrates de la Banque centrale de Russie qui, malgré leurs tendances libérales et leur opposition à la guerre de Poutine, ont choisi non seulement de rester au service du gouvernement, mais aussi de gérer avec habileté le choc des sanctions
Voir https://www.ft.com/content/fe5fe0ed-e5d4-474e-bb5a-10c9657285d2. How Putin’s technocrats saved the economy to fight a war they opposed Once thought of as reformers, the president’s economic confidants have ended up as enablers of an invasion they warned against
Les auteurs de l’article Seddon et Ivanova rapportent une conversation entre Konstantin Sonin, économiste russe et figure de l’opposition enseignant à l’université de Chicago, et son amie, Ksenia Yudayeva, directrice adjointe de la Banque centrale de Russie en charge de la recherche et de la politique macroéconomiques. Sur Internet, Sonin tente de convaincre son amie de quitter son poste en la comparant à Hjalmar Schacht, le banquier central compétent et créatif d’Hitler. Yudayeva lui répond que si les gens comme elle partaient, ils seraient remplacés par des partisans de la ligne dure comme Sergey Glazyev, ce qui conduirait à l’appauvrissement des gens ordinaires non responsables de la guerre.
Mais qui est Sergey Glazyev et pourquoi provoque-t-il l’effroi de Yudayeva ? Glazyev est un économiste et une figure de la droite dure nationaliste russe. Membre de l’Académie des sciences de Russie et conseiller du président de la Fédération de Russie jusqu’en 2019, il est l’un des plus fervents défenseurs de l’« intégration économique eurasienne ». Pour Glazyev, l’intégration eurasienne n’est pas seulement un concept économique, c’est aussi un concept politique. Selon lui, l’Union économique eurasienne doit servir de contrepoids au système économique libéral construit autour des États-Unis et d’autres « puissances atlantiques ».
Ces termes révèlent une affinité avec les idées eurasistes conservatrices, qui placent la Russie à la tête de puissances traditionalistes partageant un héritage commun venu des steppes eurasiennes et qui s’opposent aux valeurs commerciales anglo-américaines décadentes. L’intégration économique eurasienne offre l’accès à une large base économique et à de vastes ressources qui peuvent être mobilisées pour rétablir l’industrie russe et faire du bloc eurasien une puissance mondiale. En pratique, Sergey Glazyev préconise un vague programme de développement national couplé à une politique souple de crédit pour stimuler les industries stratégiques.
Glazyev n’est pas seulement un idéologue de la droite dure russe et de sa politque de guerre en Ukraine instigatrices de la crise débutée en 2013. L’invasion à grande échelle qui a commencé le 24 février 2022 ne constitue qu’une étape d’un long conflit qui a commencé par les manifestations sur le Maïdan contre l’annulation par le gouvernement Ianoukovitch de l’accord commercial Union Européenne-Ukraine. Glazyev, lui-même né ukrainien, avait fait pression sur le gouvernement ukrainien pour qu’il annule le traité qu’il considérait comme une menace mortelle pour l’Union économique eurasienne proposée par la Russie. Selon des enregistrements obtenus en 2016, il était alors très impliqué dans l’organisation de manifestations anti-gouvernement ukrainien et pro-russes à Zhaporizhia et travaillait activement à l’annexion de la Crimée.
Il n’est donc pas surprenant qu’il soit le candidat des partisans de la ligne dure pour remplacer Elvira Nabiullina, qui a la réputation d’être relativement libérale, économiquement orthodoxe et très compétente, en tant que gouverneur de la banque centrale de Russie. Et pourtant, comme l’a fait remarquer Konstantin Sonin à sa collègue, ce qu’a fait la Banque centrale russe n’est pas différent de ce qu’aurait fait Glazyev. Elle introduit des contrôles sur les mouvements de capitaux et des limites de retrait de devises étrangères pour atténuer l’impact des sanctions occidentales. En donnant la priorité à la défense des Russes ordinaires au détriment des Ukrainiens, la Banque centrale de Russie a adopté des politiques qui, seulement quelques semaines auparavant, auraient horrifié les libéraux économiques russes.
Sonin a donc peut-être encore plus raison qu’il ne le laisse entendre. L’orthodoxie économique de la banque centrale russe, qui lui a valu les éloges des commentateurs néolibéraux, doit être comprise dans le contexte de la politique de plus en plus illibérale de la Russie. Les politiques fiscales et monétaires de la Russie furent si strictes qu’elles auraient pu faire peur au plus ardent fonctionnaire du FMI des années 1990. En tant qu’exportateur d’énergie, la Russie disposait d’un excédent de la balance courante et donc d’une base fiscale solide qui lui permettait de dégager un excédent budgétaire. Cet excédent était si élevé que les investissements nationaux dans les infrastructures furent en fait inférieurs à ce qu’ils étaient au mauvais temps des années 1990. La banque centrale russe a travaillé pour libéraliser le compte de capital de la Russie et a finalement fait du rouble en 2015 une véritable monnaie flottante.
Ces actions n’ont pas été menées par pure croyance en l’orthodoxie économique et en un bon gouvernement. L’expression « bilan de forteresse » était prise au pied de la lettre par les responsables russes. La réalisation d’excédents massifs était censée rendre la Russie plus indépendante des marchés internationaux et lui offrir une plus grande marge de manœuvre géopolitique ainsi qu’une plus grande capacité de résistance aux sanctions et autres pressions économiques étrangères.
La diversification des réserves de la banque centrale, qui s’est éloignée du dollar pour se tourner vers l’euro, l’or et le yuan, ne fut pas seulement une politique de couverture créative et efficace, mais était consciemment comprise comme un acte géopolitique visant à préserver les réserves monétaires de la Russie de la confiscation et des sanctions occidentales. Enfin, le flottement du rouble ne fut pas seulement une décision libérale. Le triangle de Mundell — l’un des concepts les plus connus et communément acceptés de l’économie internationale — montre qu’une monnaie flottante donne à une banque centrale plus de latitude pour mener une politique monétaire nationale souveraine.
L’expression « bilan de forteresse » était prise au pied de la lettre par les responsables russes. La réalisation d’excédents massifs était censée rendre la Russie plus indépendante des marchés internationaux et lui offrir une plus grande marge de manœuvre géopolitique. L’invasion du 24 février a été un choc aussi bien pour les banquiers centraux russes que pour le reste du monde, qui n’avait pas cru les amples avertissements des services de renseignement américains et britanniques. Selon certaines rumeurs, Nabiullina aurait même tenté de démissionner en signe de protestation, mais sa demande aurait été rejetée.
La réponse occidentale concertée et les sanctions sévères ont été tout aussi choquantes pour les Russes. La planification de la banque centrale n’avait jamais supposé une invasion à grande échelle de l’Ukraine— qui aurait pu croire une telle chose ? — et croyait donc que les Européens, les Américains et même certaines puissances asiatiques ne mettraient pas en place un tel front uni.
La diversification des réserves a échoué car diverses contreparties des banques centrales ont gelé les comptes de la Banque centrale de Russie. Les importantes réserves d’or et de yuan ne semblent pas avoir été d’un grand secours en raison de leurs coûts de transaction très élevés. Le masque du libéralisme recouvrant la politique monétaire et fiscale russe est tombé. Confrontés à la réalité des ambitions géopolitiques impériales et révisionnistes de la Russie, les technocrates libéraux russes ont mis en place des contrôles monétaires et se sont orientés vers une fiscalité confiscatoire.
Ces mesures, combinées à la poursuite des exportations russes d’énergie et à la lenteur des sanctions occidentales contre ce secteur, ont sauvé l’économie intérieure russe de la crise en 2022. Mais qu’en sera-t-il demain?