L’attention des opinions publiques occidentales est régulièrement attirée sur des zones terrestres ou maritimes susceptibles de voir les Etats-Unis et la Chine s’affronter militairement. Mais si guerre il y a, elle se livre sur un tout autre terrain.
Il s’agit des domaines de ce que nous nommerons ici pour simplifier les hautes technologies. Sur ces terrains, les Etats-Unis ont toujours exercé une domination incontestée. Les Européens qui en avaient les moyens dans certains domaines, notamment concernant l’armement, ont toujours renoncé à concurrencer sérieusement le grand allié américain. Il en sera bientôt de même dans le domaine spatial. La Lune et Mars deviendront des planètes américaines.
La guerre des Etats-Unis avec la Chine se livre principalement sur le terrain de ce que l’on nomme encore pour simplifier celui des semi-conducteurs dits aussi puces informatique ou chips. Le pays qui conçoit et fabrique les puces les plus intelligentes du monde disposera également des armes de précision les plus dangereuses, des usines les plus efficaces et des outils de calcul quantique les plus inventifs pour briser pratiquement toute forme de cryptage. Aujourd’hui, les États-Unis sont en tête, mais la Chine est déterminée à les rejoindre
Récemment, l’administration Biden a publié une nouvelle série de restrictions à l’exportation qui concrètement disent à la Chine : « Vous avez trois générations de retard technologique sur nous en matière de microcircuits logiques mais aussi de mémoire et d’équipements. Nous pouvons vous assurer que vous ne nous rattraperez jamais. »
Ou encore, comme le conseiller à la sécurité nationale Jake Sullivan l’a exprimé de manière plus diplomatique : « Étant donné la nature fondamentale de certaines technologies, telles que les microcircuits de logiques et de mémoire avancée, nous devons conserver une avance aussi importante que possible » – et ce, à tout jamais.
Dans l’immédiat, les nouvelles réglementations que vient de publier l’US Department of Commerce (https://www.usinenouvelle.com/article/vers-une-limitation-des-exportations-de-semi-conducteurs-americains-vers-la-chine.N2042612) empêcheront la Chine d’acheter à l’Occident les semi-conducteurs les plus perfectionnés ou les équipements nécessaires pour les fabriquer elle-même. La nouvelle réglementation interdit également à tout ingénieur ou scientifique américain d’aider la Chine à fabriquer des puces sans autorisation spécifique, même si cet Américain travaille en Chine sur des équipements non soumis aux contrôles à l’exportation. La réglementation renforce également le suivi afin de garantir que les puces conçues par les États-Unis et vendues à des entreprises civiles en Chine ne se retrouvent pas entre les mains des militaires chinois. Finalement , l’équipe Biden a ajouté une « règle sur les produits étrangers directs » qui, comme l’a noté le Financial Times, « a été utilisée pour la première fois par l’administration Donald Trump contre le groupe technologique chinois Huawei et qui interdit de fait à toute entreprise américaine ou non américaine de fournir à des entités chinoises ciblées du matériel ou des logiciels dont la chaîne d’approvisionnement comporte de la technologie américaine. »
Cette dernière règle est capitale, parce que les semi-conducteurs les plus perfectionnés sont fabriqués par des coalitions d’entreprises d’Amérique, d’Europe et d’Asie. AMD, Qualcomm, Intel, Apple et Nvidia excellent dans la conception de puces comportant des milliards de transistors toujours plus étroitement assemblés pour produire la puissance de traitement recherchée. Synopsys et Cadence créent des outils et des logiciels sophistiqués de conception assistée par ordinateur sur lesquels les fabricants de puces dessinent leurs nouvelles solutions. Applied Materials crée et modifie les matériaux pour forger les milliards de transistors et de fils de connexion de la puce. ASML, une société néerlandaise, fournit les outils de lithographie en partenariat avec, entre autres, Zeiss SMT, une société allemande spécialisée dans les lentilles optiques, qui dessine les pochoirs sur les plaquettes de silicium à partir de ces dessins, en utilisant la lumière ultraviolette intense et extrême, sur une longueur d’onde très courte qui permet d’imprimer de minuscules dessins sur une micropuce. Intel, Lam Research, KLA et des entreprises qui vont de la Corée jusqu’au Japon jouent également un rôle clé dans cette coalition.
Or plus l’on repousse les limites de la physique et de la science des matériaux afin de concentrer davantage de transistors sur une puce pour obtenir plus de puissance de traitement et continuer à faire progresser l’intelligence artificielle, moins il est probable qu’une seule entreprise, ou un seul pays, puisse exceller dans toutes les parties du processus de conception et de fabrication. Chacun a besoin de tous les autres. La raison pour laquelle Taiwan Semiconductor Manufacturing Company, connue sous le nom de TSMC, est considérée comme le premier fabricant de puces au monde est que chaque membre de cette coalition confie à TSMC ses secrets commerciaux les plus confidentiels, celle-ci les fusionne et exploite ensuite le résultat au profit de l’ensemble.
Les partenaires de la coalition ne faisant pas confiance à la Chine et ne voulant pas que celle-ci leur vole leur propriété intellectuelle, Pékin tente de reproduire seule, avec de vieilles technologies, la pile de puces la plus performante du monde. En 2017, la Chine a réussi à voler une certaine quantité de technologies de puces, notamment la technologie 28 nanomètres de TSMC. Mais la Chine est incapable de produire ces puces en masse avec précision si elle ne dispose pas de la dernière technologie d’ASML, qui est désormais interdite dans le pays.
Cette semaine, l’auteur du présent article a interviewé la secrétaire d’État américaine au commerce, Gina Raimondo, qui supervise à la fois les nouveaux contrôles à l’exportation des puces et les 52,7 milliards de dollars que l’administration Biden vient d’obtenir pour soutenir la recherche américaine sur les semi-conducteurs de nouvelle génération, et pour ramener la fabrication de puces avancées aux États-Unis. Gina Raimondo réfute toute idée qui voudrait que les nouvelles réglementations s’apparentent à un acte de guerre.
« Les États-Unis sont dans une position intenable », a-t-elle dit. « Aujourd’hui, nous achetons 100 % de nos puces logiques avancées à l’étranger – 90 % à TSMC à Taïwan et 10 % à Samsung en Corée. » « Nous ne fabriquons aux États-Unis aucune des puces dont nous avons besoin pour l’intelligence artificielle, pour notre armée, pour nos satellites, pour nos programmes spatiaux », sans parler de la myriade d’applications non militaires qui font tourner notre économie. La récente loi sur les CHIPS, a-t-elle déclaré, est notre « initiative offensive », elle a pour but de renforcer l’ensemble de notre écosystème d’innovation afin que davantage des micropuces les plus sophistiquées soient fabriquées aux États-Unis.
Imposer à la Chine les nouveaux contrôles à l’exportation des technologies avancées de fabrication de puces, a-t-elle déclaré, « était notre stratégie défensive. La Chine a une stratégie de fusion militaro-civile » et Pékin a clairement indiqué « que la Chine a l’intention de devenir totalement autosuffisante dans les technologies les plus avancées » pour dominer à la fois les marchés commerciaux civils et les champs de bataille du XXIe siècle. « Nous ne pouvons pas ignorer les intentions de la Chine. »
Voilà pourquoi, pour nous protéger et protéger nos alliés – et toutes les technologies que nous avons inventées individuellement et collectivement -, a-t-elle ajouté, « ce que nous avons fait était l’étape logique suivante, pour empêcher la Chine de passer elle-même à l’étape suivante. » Les États-Unis et leurs alliés conçoivent et fabriquent « les puces de supercalculateurs les plus avancées, et nous ne voulons pas qu’elles tombent entre les mains de la Chine et soient utilisées à des fins militaires. »
Notre principal objectif, a conclu Mme Raimondo, « est de passer à l’offensive, d’innover plus vite que les Chinois. Mais dans le même temps, nous allons répondre à la menace croissante qu’ils représentent en protégeant ce qui doit l’être. Il est important que nous désamorcions la situation là où nous le pouvons et que nous fassions des affaires là où nous le pouvons. Nous ne voulons pas d’un conflit. Mais nous devons nous protéger en gardant les yeux bien ouverts. »
Le journal d’État chinois Global Times a estimé dans son éditorial que l’interdiction ne ferait que « renforcer la volonté et la capacité de la Chine à se débrouiller seule en matière de science et de technologie ». Bloomberg a cité un analyste chinois anonyme qui a affirmé : « Toute réconciliation est exclue. »
NB Ce texte est adapté de L’Usine Nouvelle https://www.usinenouvelle.com/article/les-etats-unis-font-de-leur-plan-chips-for-america-une-arme-contre-la-chine.N2041407