Jean-Éric Schoettl, La démocratie au péril des prétoires : de l’État de droit au gouvernement des juges, Paris : Gallimard, 2022, coll. « Le débat », 256 p.
Jean-Eric Schoettl est Conseiller d’Etat honoraire. Né le 16 juin 1947 , il est ancien élève de l’ENA et de l’Ecole Polytechnique. Il a été secrétaire général du Conseil constitutionnel, de 1997 à 2007. Il est réputé proche du parti socialiste. Il a récemment dénoncé les actions violentes des opposants à la réforme des retraites dans les termes suivants (source Figaro-Vox le 15/03/2023)
C’est un coup d’État permanent auquel nous nous accoutumons par fatalisme.
Coup d’État, le fait, pour une opposition minoritaire, d’empêcher le Parlement de voter la loi, s’octroyant ainsi un droit de veto que la Constitution ne lui confère pas.
Coup d’État, la pratique débridée de l’obstruction, alors que celle-ci est à la fois une démission du législateur et un attentat contre les fondamentaux de la démocratie représentative.
Coup d’État, l’affirmation selon laquelle les manifestations et les sondages invalident l’action de pouvoirs publics régulièrement élus et interdisent l’application d’un projet présidentiel dont on peut penser ce que l’on veut, mais qui a été énoncé en temps utile lors de la campagne.
Coup d’État, cette volonté de «bloquer le pays», de «mettre l’économie à genoux»,
Commentaires
Michel Troper (professeur émérite de l’Université Paris Nanterre)
avec quelques modifications
Sur le pouvoir judiciaire, les interrogations sont anciennes et multiples et les réponses difficilement séparables des préférences politiques. D’un point de vue conceptuel, on recherche s’il peut y avoir une troisième fonction au-delà de la legis latio et de la legis-executio ; d’un point de vue descriptif on se demande si le juge qui applique la loi dispose ou non d’un pouvoir discrétionnaire lui permettant de faire prévaloir ses opinions et ses préférences ; d’un point de vue normatif, si un tel pouvoir est compatible avec la suprématie de la loi et la démocratie représentative.
Les arguments n’ont guère changé depuis deux siècles et demi. On oppose Montesquieu à Montesquieu : il y a trois sortes de puissances, dit-il d’abord, mais pour ajouter que celle de juger est en quelque sorte nulle ; on s’accroche au vocabulaire : le texte constitutionnel mentionne-t-il un pouvoir ou une autorité judiciaire ? ; à ceux qui invoquent la primauté de la volonté générale, on rappelle la maxime qu’il faut que le pouvoir arrête le pouvoir et l’on ironise sur ceux qu’effraie le spectre du gouvernement des juges.
Jean-Éric Schoettl apporte avec ce livre provocant un nouvel éclairage, fondé sur une vision politique claire et une grande expertise de juriste praticien. Son grand mérite est de changer les termes du problème. Il ne parle pas de pouvoir judiciaire et le gouvernement des juges dont il est question dans le titre ne se réfère pas exclusivement aux cours constitutionnelles. Ce qui est en cause est bien plus large. Il s’agit du pouvoir juridictionnel, celui qu’exercent tous les juges, le juge judiciaire, bien sûr, mais aussi le juge administratif, le juge constitutionnel et les cours internationales, la Cour de Justice de l’Union européenne et la Cour européenne des droits de l’homme.
Tel est le point de départ de l’argumentation : oui, les juges exercent un pouvoir réel et même un pouvoir considérable. Ce pouvoir n’a pas pour origine l’abaissement du représentant ou le rétrécissement de la souveraineté populaire. C’est lui au contraire qui en est la cause ou l’une des causes, en raison de sa nature même. Loin de se limiter à l’application d’un droit produit par les représentants du peuple souverain, selon la formule trompeuse du juge bouche de la loi, c’est désormais lui qui le construit en dehors de la loi et parfois contre elle, car sa décision, « surtout lorsqu’elle émane d’une Cour suprême, est autant un acte de volonté que le fruit d’un raisonnement logique ».
Le livre décrit minutieusement, à l’aide de nombreux exemples, les facteurs de l’ascension du juge, puis l’usage qu’il fait de son pouvoir pour se dresser contre l’État régalien et, en troisième lieu, l’une de ses manifestations, la pénalisation de la vie publique.
Les facteurs de cette ascension sont multiples, à commencer par les traités internationaux qui prévalent sur les lois, rédigés en termes si vagues qu’ils permettent toutes les interprétations et dont le juge tire la possibilité d’imposer sa volonté au politique. Mais, outre l’interprétation, il dispose évidemment d’autres procédés comme le contrôle de proportionnalité, la censure de la norme imprécise ou la découverte de nouveaux principes supra législatifs. A cela s’ajoute le rôle de la procédure qui permet aux associations de se porter partie civile dans de nombreuses affaires, sans compter le rôle des syndicats de magistrats, qui veulent s’ériger en contre-pouvoir purificateur.
C’est que le juge, loin de se limiter à appliquer des normes, en est devenu l’un des principaux émetteurs. Jean-Éric Schoettl n’invoque pas explicitement la théorie réaliste, ni même la théorie kelsenienne, mais il déplore clairement que le juge ne se contente pas de censure kelsenienne (https://www.cairn.info/pour-une-theorie-juridique-de-l-etat–9782130462033-page-141.htm ) . Il déplore clairement que le juge ne se contente pas de censurer les lois ou d’être un législateur négatif pour se mettre à produire des normes.
Certes, le juge français ne va pas aussi loin (pour le moment ?) que la Cour suprême des États-Unis, qui s’est substituée au législateur pour autoriser par exemple le mariage entre personnes de même sexe ou l’avortement, mais il s’en approche. Le Conseil constitutionnel modifie ou ajoute à la loi, au moyen de plusieurs techniques, les réserves d’interprétation directives ou les censures prescriptives, tandis que le Conseil d’État condamne l’État sous astreinte à agir contre la pollution de l’air.
Tout cela est parfaitement vrai, mais l’on ne peut s’empêcher de penser que si ce qui est critiquable c’est le pouvoir du juge de créer des règles générales, c’est toute la légitimité de la juridiction administrative et de l’existence même d’un droit administratif essentiellement prétorien que l’auteur remet involontairement en question.
En tout cas, nous dit-il, « le juge était la bouche de la loi pour Montesquieu ; c’est désormais la loi qui est la bouche du juge » et on en revient aux parlements d’Ancien Régime. Tout cela au nom de l’État de droit, en tout cas d’une certaine vision fondamentaliste de l’État de droit, selon laquelle l’État doit se borner à assurer la conciliation des droits et libertés tandis que les prérogatives régaliennes doivent être strictement limitées, ce qui laisse très peu de place aux politiques voulues par le souverain. Jean-Éric Schoettel aurait très bien pu faire sienne la formule des juristes allemands pour qui on est passé du Rechtstaat au Richterstaat.
C’est la mise en œuvre de cette vision qui fait l’objet de la deuxième partie du livre, « Le juge contre l’État régalien ». Il ne s’agit plus seulement de décrire et de dénoncer le pouvoir des juges, mais l’usage qu’ils en font, c’est-à-dire le contenu des politiques qu’ils conduisent. Ici, le livre se fait très directement politique et développe une thèse simple : le juge vient « à la rescousse des activistes » et protège certaines minorités aux dépens d’autres minorités ou encore des individus ou de l’intérêt général, notamment de la sécurité et surtout de la souveraineté nationale.
Il se fonde ici sur quelques exemples, qui ont fait l’actualité : la relaxe, au nom de l’état de nécessité, des militants qui avaient décroché les portraits du président de la République, la jurisprudence sur le port de certains vêtements, la censure par le Conseil constitutionnel de la Loi sécurité globale, l’affaire Halimi ou encore le Mur des cons. Les minorités protégées sont donc principalement les gauchistes et les musulmans.
En définitive, ce qui est en cause, c’est la souveraineté nationale, c’est-à-dire la démocratie, victime des cours européennes. Un chapitre est d’ailleurs intitulé « La souveraineté au péril des cours supranationales », mais il s’agit plus généralement de l’Union européenne, qui, aux termes des traités, ne dispose que d’une compétence d’attribution, mais dont les organes s’ingèrent en réalité dans des domaines qui n’en relèvent pas, y compris ceux qui touchent à la souveraineté nationale comme l’armée ou l’organisation de la justice, ce qui justifie aux yeux de l’auteur ce qu’il appelle « la révolte polonaise », d’autant plus justifiée pour lui que le tribunal constitutionnel allemand et le Conseil constitutionnel français résistent eux aussi à la suprématie du droit de l’Union européenne.
Jean-Éric Schoettl mentionne toutefois une décision de la cour d’appel de Paris qui ordonne, au moyen d’une interprétation très extensive de la théorie de la voie de fait, la reprise du traitement de Vincent Lambert, après une trentaine de décisions juridictionnelles et une décision de la CEDH. On doit remarquer que cet exemple ne va pas tout à fait dans le sens de sa thèse. D’une part, la minorité ou les valeurs protégées par cette décision ne relèvent pas précisément d’une idéologie gauchiste ou progressiste, qui était quant à elle favorable à l’arrêt des traitements ; d’autre part cette décision n’est pas celle « du juge », mais d’une cour d’appel – cette décision a d’ailleurs été cassée par la Cour de cassation ; enfin que la trentaine de décisions dont il parle émanent de juridictions administratives. Comme il fait allusion à certains moments à des « règlements de comptes entre ordres juridictionnels », on pourrait comprendre que le juge administratif est mu par une idéologie différente à moins qu’il soit, lui, miraculeusement fidèle à l’idéal de neutralité et d’impartialité. Mais où est alors le pouvoir juridictionnel ?
Enfin, dans la troisième partie de l’ouvrage, Jean-Éric Schoettl isole ce qui lui paraît être le symptôme de la montée en puissance du pouvoir juridictionnel, la pénalisation de la vie publique qui répond, dit-il, à un « désir du pénal » et à l’obsession de vertu qui se sont emparés de la France. L’auteur vise ici les recours et les plaintes qui se sont multipliés à l’occasion de la crise sanitaire et notamment les plaintes qui visent à établir une responsabilité pénale des politiques.
L’analyse cède encore ici à la discussion de la vie politique française de ces dernières années et à des prises de position très engagées : quelquefois, l’auteur va jusqu’à refaire le procès, comme dans les affaires Fillon ou Sarkozy ou encore à propos de l’arbitrage Tapie, des affaires dans lesquelles les poursuites ou les condamnations lui paraissent avoir été déterminées par des motivations idéologiques et corporatistes et dont il estime soit que le juge a mal jugé, soit que le simple fait de juger constitue une immixtion dans le domaine politique.
Jean-Éric Schoettl conclut par une série de propositions radicales, visant à « libérer Gulliver » des multiples liens qui le paralysent : renégocier les traités, voire suspendre unilatéralement l’application de certaines règles du droit européen, suspendre la participation de la France à la CEDH, de manière à pouvoir rétablir les contrôles frontaliers ou placer rapidement en centre de rétention administrative les étrangers en situation irrégulière, ou encore réviser la Constitution en vue de permettre au Parlement de passer outre aux jurisprudences paralysantes des cours européennes et de supprimer la QPC, tout en reconnaissant que les circonstances actuelles n’y sont pas propices.