10/08/2825 Tortures infligées par l’Armée russe aux prisonniers de guerre ukrainiens

Vhttps://www.lemonde.fr/international/article/2025/08/10/en-ukraine-les-prisonniers-de-guerre-liberes-par-la-russie-reviennent-dans-un-etat-epouvantable_6627659_3210.html

L’intensification des échanges de détenus entre Kiev et Moscou permet de préciser l’ampleur et la cruauté des tortures infligées dans les prisons russes, où se trouvent actuellement au moins 8 000 prisonniers de guerre ukrainiens.

La jeune femme en rose a été avertie deux heures plus tôt qu’« il » serait là. Oui, son amoureux a été « échangé ». Ce vendredi d’été, quand le convoi de prisonniers ukrainiens arrivés de Russie via la Biélorussie traverse la cour de cet hôpital de la région de Tchernihiv, dans le nord de l’Ukraine, le chœur d’une centaine de femmes présentes lance des« bienvenue ! » de toutes ses forces. La plupart, pourtant, n’ont pas reçu le coup de fil miracle du HUR, le service de renseignement militaire ukrainien, commela jeune femme en short et chemise roses. Leur mari, leur fiancé, leur fils, leur frère ne sont pas de cet échange. Dans le convoi ne se trouvent d’ailleurs que des prisonniers de moins de 25 ans.

Elles ont avalé des centaines de kilomètres pour se retrouver, à midi pile, dans la cour de l’hôpital. Elles forment une « famille de pèlerins », comme l’appelle un officier du HUR habitué de ces échanges. Une petite tribu qui tient des réunions, se téléphone, s’encourage, s’organise face au grand flou qui entoure leurs « hommes ». Selon les informations disponibles, environ 8 000 prisonniers de guerre ukrainiens se trouvent en Russie ou dans les territoires occupés, mais ce chiffre ne recense que ceux qui en ont le statut officiel. Beaucoup d’autres sont des détenus « non confirmés », comme les désignent les ONG, dont la disparition plonge des familles dans l’angoisse. Elles n’ont d’autre choix que de scroller sur Telegram des vidéos de captifs ukrainiens filmés par des soldats russes, et de ne rater aucun échange, hissant ces jours-là des pancartes avec la photo de leur proche, portant son portrait floqué sur un tee-shirt ou une bannière nouée à la taille.

« Il est là ! Je le vois ! », crie la fille en rose quand son fiancé descend de l’ambulance. Il avance tête baissée, sourcils froncés, paumes tordues l’une contre l’autre, flottant de maigreur dans une veste kaki, et gagne lentement l’hôpital qui attend les soldats libérés pour un repas, une douche et un premier entretien médical.Sa fiancée a juste eu le temps de s’inquiéter de son regard, flou, égaré. « Il ne m’a pas reconnue… », répète-t-elle.

« Ramener son âme »

Devant la porte de service d’où les anciens détenus finiront par s’échapper un à un, un étrange ballet se met alors en place. A chaque apparition de prisonnier, celles qui sont sans nouvelles – et repartiront bredouilles – se mettent à crier des nombres : « 36 », « 95 »… Des numéros de brigade, jetés en l’air comme des ballons, au cas où : et si, parmi ces hommes amaigris, l’un avait servi dans la même unité, partagé la même tranchée ou piétiné la même cour de prison que leur mari, leur frère, leur fils ?

Mais les soldats ne comprennent rien à ces numéros lancés sur leur passage. Ils ne regardent pas les pancartes brandies par ces femmes qui tentent de savoir si leur homme est mort ou vivant, les repoussent même maladroitement, comme on chasse des mouches. Leurs yeux flottent dans leurs orbites creusées. Les doigts de la jeune femme en rose caressent la tête rasée de son compagnon, mais il est ailleurs. « Il ne suffit pas de ramener son corps de là-bas, il faut ramener son âme », observe Andri Ioussov, porte-parole du HUR.

« Lorsqu’ils reviennent, 90 % des prisonniers ont été torturés en Russie,explique, dans la cour de l’hôpital, un autre officier, citant les chiffres avancés à la fin 2024 par l’ancien procureur général ukrainien, Andriy Kostin. Pour eux, même ces Ukrainiennes et leurs numéros sont une agression. C’est du bruit, un choc. » Leur état, mental et physique, est catastrophique. Régulièrement, des soldats ukrainiens libérés meurent quelques semaines après leur retour. Ce jour d’été, deux jeunes soldats portent des masques – suspicion de pneumonie –, un autre souffre de gangrène. « Des maladies qu’on croyait disparues »,glisse l’officier.

Comité d’accueil avec des passages à tabac pouvant durer jusqu’à douze heures, réveil à deux reprises la nuit pour les empêcher de dormir, obligation de rester debout des journées entières, de marcher courbé les mains derrière le dos, privation de nourriture, mise à l’isolement prolongé… Alors que les échanges se sont intensifiés depuisles pourparlersentre Kiev et Moscou lancés en mai à Istanbul, les témoignages des rescapés continuent de recouper les enquêtes d’Amnesty International,deHuman Rights Watch, des experts de l’ONU et de la presse internationale, dont Le Monde. Et permettent de se faire une idée plus largeencore des tortures pratiquées, malgré les accusations de « crimes de guerre » et de « crimes contre l’humanité » lancées par le Conseil des droits de l’homme de l’ONU.

Centres de détention provisoire, colonies pénitentiaires ou lieux de détention improvisés, telles des caves : la torture reste systématique, y compris pour les civils. « Deux prisonniers récemment libérés nous ont fait part de légères améliorations, mais rien ne nous permet d’affirmer qu’il s’agit d’une tendance générale. La grande majorité décrit encore des traitements cruels et dégradants, et nous continuons à recueillir de nouveaux témoignages d’agressions sexuelles », touchant aussi bien les femmes que des prisonniers de guerre masculins, relate la directrice d’Amnesty International Ukraine, Veronika Velch – un constat repris dans les récents rapports du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme.

 Plusieurs cas de scarifications »

Au centre de détention provisoire numéro 2 de Kamychine, dans la région de Volgograd, les interrogatoires se font « couramment avec un téléphone de campagne de l’époque soviétique, le “Tapik”, dont les fils administrent des décharges électriques aux parties génitales ou au corps des prisonniers,poursuit Veronika Velch. Certains ont été forcés de crier “Nous sommes heureux !” pendant ces séances d’électrocution. L’établissement pratique aussi l’étranglement avec un garrot d’Esmarch »,un bandeau en caoutchouc utilisé en chirurgie.Les survivants décrivent comment leurs camarades commencent à s’étouffer, à convulser, puis perdent connaissance.

La pire des geôles aux yeux des détenus demeure le centre de détention numéro 2 de Taganrog, près de Rostov-sur-le-Don, où a notamment été torturée la jeune journaliste ukrainienne Viktoria Rochtchyna, dont le cadavre a été rapatrié en février lors d’un échange de corps entre Kiev et Moscou, et dont les obsèques ont eu lieu, vendredi 8 août, dans la capitale ukrainienne.

«Un ancien prisonnier de guerre se souvient que, un jour, après des coups si violents que les prisonniers ne pouvaient plus se tenir debout, un médecin a finalement été appelé au secours. Son remède ? Leur fourrer de l’ammoniaque sous le nez pour les ranimer et reprendre les mauvais traitements,raconte la directrice d’Amnesty International Ukraine. Lorsque les prisonniers demandent un docteur, les gardes les battent souvent de plus belle. »

Le corps médical ukrainien doit s’adapter aux derniers sévices recensés. En 2022, une quarantaine de médecins (dermatologues, cosmétologues, chirurgiens esthétiques) se sont regroupés dans une association, le Neopalymi Rehabilitation Program. Il s’agissait d’aider à réparer les blessures de guerre des civils, « comme cette femme défigurée lors de frappes à Marioupol et que j’ai soignée »,raconte, dans son cabinet ultrachic de Lviv, son fondateur, le chirurgien dermatologue Oleksandr Turkevych, en exhibant deux clichés avant/après. « Mais avec les retours de prisonniers, l’affaire a pris un autre tour. Plusieurs cas de scarificationsont en effet été découverts après le premier examen médical »,poursuit-il.

Tous les cas sont adressés à son association. Le 15 juin, le chirurgien a publié sur ses réseaux le cas d’un soldat blessé à l’aine et« soigné » à Donetsk, dans le Donbass occupé, avant d’être remis à l’Ukraine lors d’un vaste échange de 1 000 prisonniers, du 23 au 25 mai. A l’hôpital, un chirurgien russe a gravé sur son ventre « Slava Rossii » (« Gloire à la Russie »). Des lettres boursouflées, comme en 3D. « Cela a été fait, pendant une anesthésie,au bistouri électrique, assure Oleksandr Turkevytch en connaisseur. Notre but, après cela, n’était pas d’effacer la blessure, qui a d’ailleurs déjà bien dégonflé, mais de la rendre illisible. »

Il s’est aussi occupé de Serhi, un prisonnier originaire de l’ouest de l’Ukraine,dont le front a été gravé d’une croix gammée par des gardiens d’une prison de la région de Donetsk. « Ils l’ont d’abord examiné pour voir s’il avait des tatouages. Ils lui ont dit que s’ils en avaient trouvé, il aurait fini en morceaux. Puis ils l’ont scarifié au couteau sans lui bander les yeux. » Par souci du secret médical et des familles des victimes inquiètes des représailles, le médecin ne veut pas citer d’autres exemples. Mais il l’assure : « Il ne s’agit pas de cas isolés. »

Ariane Chemin région de Tchernihiv et Lviv (Ukraine), envoyée spéciale

Laisser un commentaire