14/12/2024 Faut-il arrêter les recherche sur les bactéries miroir ?

Rappelons que le 21 mai 2010, la revue américaine Science s’était fait l’écho d’une avancée majeure dans le domaine scientifique : une équipe de recherche en biotechnologie dirigée par le biologiste américain John Craig Venter annonçait la mise au point de« la première cellule contrôlée par un génome synthétique ».

Référence
https://www.science.org/doi/10.1126/science.1190719
Voir aussi
https://www.slate.fr/story/21757/adn-genome-synthese-john-craig-venter

Autrement dit, il s’agissait de fabriquer, par synthèse chimique, l’ADN entier d’une bactérie afin de démontrer qu’elle fonctionne normalement. On parle de biologie synthétique. Mais 15 ans après les inquiétudes s’accumulent.

Un objet est chiral s’il n’est pas superposable à son image dans un miroir. L’exemple le plus courant est la main gauche et la main droite, qui ne peuvent pas être superposées de manière identique.

Or aujourd’hui une alerte sans précédent vient d’être lancée par un groupe de 38 scientifiques de renom, dont plusieurs prix Nobel. Leur message est clair : il faut arrêter immédiatement toute recherche visant à créer des “bactéries miroir”, une forme de vie synthétique qui pourrait représenter une menace existentielle pour la vie sur Terre.

Les bactéries miroir sont des organismes synthétiques dont toutes les molécules biologiques sont l’exact reflet des molécules naturelles, mais inversées comme si elles étaient vues dans un miroir.

Dans la nature, les molécules qui composent le vivant ont une orientation précise, par exemple, l’ADN est composé de molécules “droitières”, les protéines sont faites  d’acides aminés “gauchers”…etc. Cette orientation spécifique, appelée chiralité, est commune à toutes les formes de vie sur Terre.

Une bactérie miroir artificielle serait équivalente a une bactérie normale, sauf qu’elle serait construite avec des versions inversées de toutes ses molécules.

Mais pourquoi fabriquer des bactéries miroirs ? Pour mieux comprendre comment les bactéries naturelles fonctionnent et le cas échéant, améliorer leur fonctionnement

Des bactéries comme E-coli se propulsent à l’aide d’une assemblée de flagelles en rotation attachées à leur corps.  La chiralité de leurs flagelles leur permet de briser la symétrie et ainsi de nager en absence d’inertie. L’ensemble corps et flagelles constitue aussi une forme complexe qui en présence d’écoulements peut induire des réorientations de bactéries. Ainsi les bactéries nageant à contre-courant sous certaines conditions le long de surfaces peut entrainer des contaminations sur des distances longues. Des trajectoires oscillantes ou une dérive vers la droite ou la gauche sont aussi observées et liés à la chiralité des flagelles. La compréhension de ces phénomènes permet de développer des applications biomédicales ou de dépollution des sols.

Aujourd’hui un rapport, paru dans la revue Science et référencé ci-dessous, appelle à un encadrement strict ou une suspension temporaire des recherches. Le manque de régulation internationale est également regretté : “Nous jouons avec des forces que nous ne comprenons pas encore totalement”, avertissent les auteurs.

Les scénarios hypothétiques rappelés par eux sont variés et préoccupants. Une dissémination accidentelle pourrait provoquer des perturbations dans les cycles biologiques naturels, rendant certaines ressources alimentaires ou énergétiques instables. Pire encore, ces organismes, conçus pour être résistants, pourraient servir à des fins malveillantes, notamment dans le cadre de la bioterrorisme.

Ces risques justifient les appels répétés à une pause dans ces recherches afin d’évaluer leurs conséquences potentielles. Les chercheurs insistent sur la nécessité de procéder avec prudence, malgré l’attrait des bénéfices scientifiques et économiques.

Les risques sont majeurs :

– Résistance aux antibiotiques : Les médicaments actuels seraient probablement inefficaces contre ces organismes inversés. Une infection par une bactérie miroir pourrait donc être impossible à traiter.

Le Professeur Vaughn Cooper de l’Université de Pittsburgh résume ainsi la situation : “Une bactérie miroir synthétisée serait non seulement invisible pour les animaux et les plantes, mais aussi pour les autres microbes, y compris les virus qui pourraient l’attaquer et la tuer.

Les molécules miroir présentent évidemment des applications potentiellement intéressantes, notamment le développement de nouveaux médicaments plus résistants à la dégradation, la création de systèmes de production biologiques plus efficaces et offrant des avancées dans la compréhension fondamentale de l’origine de la vie. Ces applications peuvent d’ailleurs être poursuivies sans créer de bactéries miroir complètes.

La recherche sur les bactéries “miroirs” soulève un défi : où tracer la limite entre innovation et sécurité ? Les opinions divergent parmi les scientifiques. Tandis que certains défendent une avancée prudente mais continue, d’autres appellent à une pause immédiate jusqu’à ce que les risques soient mieux compris.

Ce désaccord reflète un dilemme plus large : les avancées scientifiques devraient-elles toujours être poursuivies, quel que soit leur potentiel danger ? Dans le cas des formes de vie chirales, la nature même de ces bactéries soulève des questions fondamentales sur la manière dont nous interagissons avec des systèmes biologiques artificiels.

L’absence de régulation uniforme est particulièrement préoccupante. Si certains pays imposent des protocoles stricts, d’autres laissent ces recherches avancer sans cadre clair. Cette disparité augmente le risque de mauvais usages ou d’accidents.

Des organismes comme l’ONU et l’Organisation mondiale de la santé sont sollicités pour élaborer des conventions internationales. Ces cadres pourraient imposer des limites sur le type d’expérimentations autorisées et définir des protocoles de confinement solides pour prévenir toute dissémination accidentelle. La mise en place de telles régulations est devenue une priorité absolue pour éviter des conséquences irréversibles.

Face aux incertitudes, un appel à une pause mondiale dans les recherches sur les bactéries “miroirs” a été lancé par une coalition de scientifiques influents. Ils estiment que cette pause est essentielle pour permettre un dialogue approfondi sur les risques et bénéfices de ces recherches. Ce moratoire temporaire pourrait également encourager le développement de technologies de sécurité adaptées.

C’est pourquoi les chercheurs ne demandent pas d’arrêter toute recherche sur les molécules miroir, mais de tracer une ligne claire à ne pas dépasser: pas de création d’organismes miroir complets !! Cette position est d’autant plus remarquable qu’elle vient de scientifiques experts en biologie synthétique, qui défendent habituellement la liberté de la recherche.

Cependant, des progrès significatifs ont déjà été réalisés comme la synthèse de grosses molécules miroir fonctionnelles. Il y a également eu des premiers pas vers la création de cellules synthétiques et un développement d’outils de biologie synthétique toujours plus performants.

Compte tenu de  ces risques qui pourraient détruire toute vie sur Terre, les chercheurs demandent :

L’arrêt immédiat de toute recherche visant à créer des bactéries miroir

L’interdiction du financement de ces travaux

Un encadrement strict de l’utilisation des technologies connexes

Le lancement d’un dialogue mondial sur les risques et la gouvernance

Une fois encore, nous avons la possibilité d’anticiper et de prévenir une catastrophe biologique potentielle avant qu’elle ne se produise. Les chercheurs comparent les bactéries miroir à d’autres domaines de recherche interdits comme la variole vivante ou les essais nucléaires dans l’environnement – des exceptions nécessaires à la liberté de la recherche pour protéger l’humanité.

  1. Maintenant, disent les chercheurs saurons-nous tirer les leçons du passé et agir de manière préventive ? Ou attendrons-nous d’être confrontés à une catastrophe pour réagir ?

Référence

  • Confronting risks of mirror life

Katarzyna P. Adamalaand others

Science 12 Dec 2024

  • Abstract

All known life is homochiral. DNA and RNA are made from “right-handed” nucleotides, and proteins are made from “left-handed” amino acids. Driven by curiosity and plausible applications, some researchers had begun work toward creating lifeforms composed entirely of mirror-image biological molecules. Such mirror organisms would constitute a radical departure from known life, and their creation warrants careful consideration. The capability to create mirror life is likely at least a decade away and would require large investments and major technical advances; we thus have an opportunity to consider and preempt risks before they are realized. Here, we draw on an in-depth analysis of current technical barriers, how they might be eroded by technological progress, and what we deem to be unprecedented and largely overlooked risks (1). We call for broader discussion among the global research community, policy-makers, research funders, industry, civil society, and the public to chart an appropriate path forward.

Others have noted some dangers from mirror life (23), but a thorough analysis of risks has not previously been completed. The need for such an analysis has grown with advances in key enabling technologies. To address this gap, a group with diverse expertise qualitatively assessed the feasibility and risks of creating mirror bacteria, considering factors including the nature, magnitude, and likelihood of potential harms; the ease of accidental or deliberate misuse; and the effectiveness of potential countermeasures. Our group includes expertise in synthetic biology; human, animal, and plant physiology and immunology; microbial ecology; evolutionary biology; planetary life detection; biosecurity; global health; and policy-making and includes researchers who have held the creation of mirror life as a long-term aspirational goal. The findings are summarized below and detailed in a separately released, in-depth technical report (a cross-referenced version of this article is provided in the supplementary materials) (1). We focus on mirror bacteria, but many of the considerations might also apply to other forms of mirror life.

Our analysis suggests that mirror bacteria would likely evade many immune mechanisms mediated by chiral molecules, potentially causing lethal infection in humans, animals, and plants. They are likely to evade predation from natural-chirality phage and many other predators, facilitating spread in the environment. We cannot rule out a scenario in which a mirror bacterium acts as an invasive species across many ecosystems, causing pervasive lethal infections in a substantial fraction of plant and animal species, including humans. Even a mirror bacterium with a narrower host range and the ability to invade only a limited set of ecosystems could still cause unprecedented and irreversible harm.

Although we were initially skeptical that mirror bacteria could pose major risks, we have become deeply concerned. We were uncertain about the feasibility of synthesizing mirror bacteria but have concluded that technological progress will likely make this possible. We were uncertain about the consequences of mirror bacterial infection in humans and animals, but a close examination of existing studies led us to conclude that infections could be severe. Unlike previous discussions of mirror life, we also realized that generalist heterotroph mirror bacteria might find a range of nutrients in animal hosts and the environment and thus would not be intrinsically biocontained.

We call for additional scrutiny of our findings and further research to improve understanding of these risks. However, in the absence of compelling evidence for reassurance, our view is that mirror bacteria and other mirror organisms should not be created. We believe that this can be ensured with minimal impact on beneficial research and call for broad engagement to determine a path forward.

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