19/06/2024 Fiche de lecture Antimatière et gravité. Vers un nouveau modèle cosmologique

par Gabriel Chardin( CNRS Editions)

Présentation par l’éditeur:

Et si l’antimatière renversait le modèle standard de l’Univers?

Depuis plus de vingt ans, le cosmologiste français Gabriel Chardin, médaille d’argent du Centre national de la recherche scientifique (CNRS), poursuit une idée renversante, celle d’un modèle alternatif basé sur l’antimatière pour expliquer notre Univers. Il dresse la liste des arguments scientifiques pour le défendre dans son dernier ouvrage paru en avril 2024.

Gabriel Chardin propose une alternative au modèle standard jugé insatisfaisant. Dans son univers, sans matière ni énergie noires, l’antimatière, de masse négative, est aux commandes. Des expériences en cours au CERN pourraient valider (ou non) cette hypothèse iconoclaste.

La cosmologie est l’étude de l’Univers dans son ensemble, sa structure, ses propriétés, son origine et son évolution. Elle s’intéresse à ses composants les plus infimes comme à ses plus colossales structures, de sa naissance, il y a environ 14 milliards d’années, à son futur le plus lointain.

Pour parvenir à penser un objet aussi considérable, le physicien construit des modèles. Or, le modèle standard actuel est en crise : il ne rend compte du mouvement des galaxies ou de la vitesse d’expansion de l’Univers qu’en supposant l’existence d’une matière noire et d’une énergie noire mystérieuses, toujours non identifiées.

Et si aux premiers instants du Big Bang, l’univers contenait nécessairement autant de matière que d’antimatière, on ignore où est passée cette dernière, que l’on n’observe aujourd’hui que très brièvement et en minuscules quantités dans le rayonnement cosmique ou nos accélérateurs de particules.

Grâce à une seule hypothèse aussi simple qu’iconoclaste, Gabriel Chardin propose un nouveau modèle, l’univers de Dirac-Milne : et si l’antimatière avait une masse négative, et repoussait tout, matière comme antimatière ? Cette hypothèse posée, il n’est plus besoin d’imaginer l’existence de matière ou d’énergie noires et l’antimatière n’aurait pas disparu mais se trouverait, extrêmement diluée, sous la forme de grands nuages entourant les galaxies. Ce modèle est actuellement testé au Cern (organisation européenne pour la recherche nucléaire) dans plusieurs expériences, où l’on tente de « peser » des atomes d’antihydrogène.

Un voyage dans la fabrique d’une théorie en gestation.

Pour en savoir plus sur le modèle de Dirac Milne
https://theses.hal.science/tel-00442948

Étude de la concordance d’un univers de Dirac-Milne symétrique matière-antimatière
Aurélien Benoit-Lévy 
2009

Cette thèse s’intéresse à divers aspects de l’univers de Dirac-Milne, un modèle cosmologique dans lequel matière et antimatière sont présentes en quantités égales et où l’on suppose, comme pourrait le suggérer la relativité générale à travers les propriétés des solutions de Kerr-Newman, que l’antimatière possède une masse gravitationnelle active négative.

Ces hypothèses permettent de s’affranchir de la nécessité d’introduire Inflation, Énergie Noire et Matière Noire, dont les mises en évidences expérimentales et les motivations théoriques font parfois défaut. La présence en quantités égales de matière de masse positive et d’antimatière de masse négative impose une évolution du facteur d’expansion linéaire par rapport au temps.

Après avoir rappelé les concepts basiques de la cosmologie, certaines implications de cette évolution linéaire sont étudiées. L’étude complète de la nucléosynthèse primordiale dans le cadre de ce modèle alternatif permet de montrer qu’une production primordiale de deutérium est rendue possible par la présence d’annihilations résiduelles entre matière et antimatière à des époques précédant la recombinaison. Toutefois, ce mécanisme de production secondaire conduit à une surproduction d’hélium-3, potentiellement incompatible avec les observations.

Bien que l’univers de Dirac-Milne ne présente pas d’accélération de l’expansion aux époques récentes, il est montré que ce modèle satisfait raisonnablement bien au test cosmologique des supernovae de type Ia. De même, l’échelle angulaire du premier pic acoustique des fluctuations de température du fond diffus cosmologique apparaît naturellement à l’échelle du degré. Même si l’étude complète du spectre de ces fluctuations et de la cohérence de la notion de masse négative reste encore à approfondir, ce travail pose les bases d’un modèle cosmologique original et potentiellement capable de donner une autre description de notre Univers.

Le modèle cosmologique ΛCDM a toujours de la concurrence, et heureusement… Les plus fidèles d’entre vous se souviendront peut-être d’un billet que je vous avais proposé en février 2012 et que j’avais intitulé : « Symétrie Matière/Anti-Matière et masse négative, une clé pour l’élégance ? » : il s’agissait d’un article des physiciens français Aurélien Benoit-Lévy et Gabriel Chardin qui présentait un nouveau modèle d’Univers hyper élégant, où coexistent matière et antimatière à quantité égale et dans lequel les particules d’antimatière antigravitent et se repoussent également entre elles, créant des effets étonnants à même d’expliquer des choses incomprises comme l’énergie noire (entre autre). Ce modèle dit de Dirac-Milne a continué à être développé par Chardin et d’autres collaborateurs avec plusieurs articles parus en 2018 et 2020, et cet été, ils ont publié dans Astronomy&Astrophysics une nouvelle étude assez bluffante, dans laquelle Chardin et ses collaborateurs démontrent que leur modèle d’Univers produit naturellement des courbes de rotation galactiques plates, ce qui avait mené initialement au concept de matière noire… Et ils retrouvent un comportement de type MOND dans les galaxies.

Le modèle cosmologique de Dirac-Milne repose seulement sur deux hypothèses qui peuvent paraitre à la fois très simples et très élégantes : 

1) matière et antimatière sont symétriques : il en existe autant l’une que l’autre dans l’Univers,

2) l’antimatière possède une masse gravitationnelle active négative : il y a répulsion entre matière et antimatière et aussi entre antimatière et antimatière, comme il y a attraction gravitationnelle entre matière et matière.

La deuxième hypothèse viole complètement le principe d’équivalence faible qui fonde la Relativité Générale, mais il faut bien un peu d’audace parfois.

Le modèle porte le nom d’Edward Milne, car c’est ce cosmologiste britannique qui avait introduit l’idée d’un univers vide de masse en 1933 comme une alternative à la vision de la Relativité Générale einsteinienne (l’Univers d’Einstein-de Sitter). Mettre autant de masse positive que de masse négative revient en effet à grande échelle à avoir un univers vide. Mais cet univers de Dirac-Milne reste régit par une métrique de type Friedman-Lemaître-Robertson-Walker comme le modèle standard actuel, mais avec des paramètres différents. Le fait important de cette cosmologie est que le facteur d’échelle (que l’on note a(t)) est linéaire et cette linéarité reste identique tout au long de l’évolution de l’expansion,  mais cette expansion est du coup constante : elle n’est ni accélérée, ni ralentie.

Dans leur article de 2012, les chercheurs montraient que leur modèle était compatible avec les observations de luminosité des supernovas Ia de 1998 qui avaient conduit au concept d’expansion accélérée, et donc d’énergie noire. L’Univers de Dirac-Milne n’a pas besoin d’énergie noire.

Une autre implication très importante de ce facteur d’échelle linéaire a(t) ~t apparaissant dans l’univers de Dirac-Milne est qu’il n’y a plus de problème d’horizon : chaque point de l’espace a pu être en relation causale avec un autre point de l’espace dans les temps anciens, il n’y a donc plus aucun besoin de recourir à l’Inflation!. L’inflation, introduite au début des années 1980 permettait de résoudre de manière ad hoc l’apparente impossibilité que des directions opposées de l’espace aient pu être en contact causal dans le passé, ce qui est observé.

Outre le fait d’évacuer le problème de l’énergie noire et de l’inflation, l’élégance du modèle de Dirac-Milne vient surtout du fait qu’il est fondé sur une totale symétrie entre matière et antimatière, et il faut rappeler qu’actuellement, on cherche toujours des pistes dans tous les sens pour expliquer pourquoi l’Univers (dans la vision du modèle standard), ne contient que de la matière alors que l’on sait que le Big Bang a dû produire quasi autant d’antimatière…  

On doit alors se demander où se trouve cette antimatière dans un Univers de Dirac-Milne ? Et la réponse est directement liée aux propriétés de l’antimatière qui fondent le modèle. On l’a dit, les particules d’antimatière ayant une masse gravitationnelle active négative pour Chardin et ses collaborateurs, les particules de matière et d’antimatière se repoussent. Mais à l’opposé des particules de matière qui s’attirent entre elles, les particules d’antimatière se repoussent également entre elles. Un antiproton et un antiélectron se repousseront par la gravitation mais s’attireront par la force électromagnétique. La force électromagnétique étant énormément plus intense que la gravitation, des anti-atomes vont pouvoir se former, typiquement de l’antihydrogène et de l’antihélium. Mais ces anti-atomes électriquement neutres seront donc repoussés par les atomes de matière et par les autres anti-atomes.

Les physiciens ont montré ce qui se passe lors de la formation des structures dans l’Univers primordial, dont la chronologie se retrouve modifiée dans le modèle de D-M par rapport à ΛCDM. La transition du plasma quarks-gluons dure 1 jour dans D-M contre 10 µs dans le modèle standard, la nucléosynthèse primordiale dure 35 ans au lieu des 3 minutes de ΛCDM, et la recombinaison entre rayonnement et matière (l’émission du fond diffus cosmologique) a lieu au bout de 14 millions d’années, contre 380 000 ans pour le modèle standard. Mais il faut noter que l’âge de l’Univers de Dirac-Milne reste heureusement très proche de celui déduit de ΛCDM : à peine 100 millions d’années de plus, à 13,9 milliards d’années avec une constante de Hubble-Lemaître valant 70 km/s/Mpc, une paille. 

Mais revenons aux effets des caractéristiques de l’antimatière sur la formation des structures galactiques, car c’est là l’origine de ce que révèle la nouvelle étude de cet été sur la rotation des galaxies. Comme les atomes d’antihydrogène sont repoussés par les atomes d’hydrogène, mais aussi par les autres atomes d’antihydrogène, non seulement ils ne se retrouvent jamais en contact avec la matière, mais de plus, contrairement à la matière « ordinaire » qui s’agglomère et se condense sous l’effet de la gravitation pour former des nuages puis des étoiles puis des galaxies et des amas de galaxies, l’antihydrogène et l’antihélium, eux, ne se condensent jamais en nuages denses et ces atomes sont en perpétuel mouvement, comme un fluide qui circule autour des régions de matière.

Un effet très important qu’ont montré Chardin et ses collaborateurs grâce à des calculs et des simulations, c’est que les régions où se trouverait de l’antimatière et les galaxies faites de matière ne peuvent jamais entrer en contact. Et heureusement. La raison à ça est qu’il se formerait naturellement, depuis très tôt dans l’histoire cosmique, des zones de déplétion autour des galaxies et des amas de galaxies : des no man’s land où il n’y a ni matière ni antimatière, qui apparaissent du fait de la répulsion engendrée entre ces deux composantes de l’Univers de Dirac-Milne. Et ces zones de déplétion sont très grandes ! Puisque matière et antimatière dans ce modèle sont en quantité égale, mais que l’antimatière ne peut pas se concentrer comme le fait la matière dans les galaxies, l’antimatière occupe en moyenne la moitié du volume de l’Univers, mais la matière, elle, est très concentrée dans les galaxies, elle occupe donc un volume beaucoup plus petit. La différence entre les deux correspond à ces zones de déplétion où il n’y aurait que du rayonnement en transit.

L’article qui est paru le 17 août dernier développe les effets dynamiques qui sont induits par la présence autour d’une galaxie de cette grande zone de déplétion qui est elle-même entourée d’une présence diffuse d’antimatière répulsive, dont la masse totale est égale et opposée à celle de la galaxie en rotation. Grâce à un logiciel de simulation, Chardin et ses collaborateurs regardent à quelle vitesse tourne la galaxie en fonction de la distance du centre de la galaxie. Ils simulent pour cela des cubes d’Univers comportant en leur centre une galaxie, entourée d’une zone de déplétion sphérique entourée par l’antimatière diffuse. 

Le résultat est surprenant. Au delà de 0,5 fois le rayon de la zone de déplétion, la courbe s’aplatit, la dérivée de la courbe s’annule exactement à r= 0,79 fois le rayon de la zone de déplétion, ce qui correspond à 2,6 fois le rayon du viriel de la galaxie, la vitesse de rotation reste donc constante au-delà. Exactement ce qui est observé dans les galaxies réelles, cette fameuse anomalie détectée au milieu des années 60 par Vera Rubin puis d’autres et qui a affermi l’idée d’une matière invisible en forme de halo dans les galaxies. (Précision : ce qu’on appelle le « rayon du viriel » d’une galaxie, c’est le rayon maximum d’équilibre dynamique, issu du théorème du viriel).

Chardin et ses collaborateurs montrent ainsi que la masse dérivée des courbes de rotation, si on suppose une gravité strictement newtonienne sans antimatière ni déplétion, est systématiquement surestimée par rapport à la masse réellement présente, comme si il y avait un gros halo de matière noire… Le modèle D-M présente aussi un comportement similaire au modèle phénoménologique MOND (MOdified Newtonia Dynamics), caractérisé par une apparente gravité de surface qui s’ajouterait par rapport au cas newtonien classique, mais qui serait ici dûe à la présence des nuages d’antimatière répulsive, faisant apparaître une polarisation gravitationnelle. En comparaison, MOND reste une approche phénoménologique plus qu’un modèle physique car elle ne donne pas d’explication physique à l’ajout d’un terme dans la formule.

Chardin et ses collègues n’en restent pas là : il font bien sûr le calcul de la valeur de cette accélération additionnelle telle qu’elle apparait : ils trouvent une valeur comprise entre 4 10-11 m.s-2 et 2 10-10 m.s-2 en considérant l’incertitude sur la taille des domaines matière-antimatière initiaux. Or les équations de MOND donnent une valeur de l’accélération caractéristique a0 qui vaut 2 10-10 m s-2… Les valeurs sont donc très très très proches.

Puisque l’Univers de Dirac-Milne avec ses régions de matière et d’antimatière évolue dans le temps, tout comme l’Univers ΛCDM du reste, Chardin et son équipe ont aussi regardé comment se comporterait l’accélération additionnelle induite dans leur modèle en fonction du redshift. Ils ont utilisé pour cela ce qu’ils avaient déterminé en 2020 sur l’évolution de la formation des grandes structures dans le cadre de leur modèle et ont refait tourner des simulations pour différents redshifts

Alors que pour la phénoménologie MOND, l’accélération a0 serait une constante universelle, ce que voient les physiciens français, italien et américain dans le cadre de Dirac-Milne, c’est que l’accélération additionnelle varie en fonction du redshift. Elle décroît de manière continue. Pour les chercheurs, cela reflèterait le fait que la formation hiérarchique des structures à grande échelle a désormais pris fin dans l’Univers de Dirac-Milne, mais l’expansion adiabatique, elle, se poursuit. C’est en tous cas une différence majeure du modèle de D-M avec MOND. 

Chardin et ses collaborateurs obtiennent un autre résultat tout aussi bluffant : ils tracent comment se répartit la vitesse de rotation maximale des galaxies en fonction de la masse qu’ils leur donnent dans leurs simulation, vitesse en abscisse et masse en ordonnée (la relation de Tully-Fisher). Vous devinez sans doute la suite : comme ce qui est observé aujourd’hui dans les galaxies (et quasi impossible à expliquer avec une matière noire non baryonique froide), et comme ce que prédit MOND, le modèle Dirac-Milne produit lui aussi une belle relation de Tully-Fisher en loi de puissance entre la masse et la vitesse de rotation maximale des galaxies : m = Vα . Le modèle D-M donne une valeur proche de 3 pour le paramètre α, alors que MOND prédit une valeur égale à 4, et que la valeur moyenne qui est observée vaut 3.85±0.09 (valeur publiée en 2019)…

Cette étude a été faite sur des cas assez simplistes représentant des volumes d’univers restreints. Chardin et son équipe planifient déjà de réaliser un traitement plus réaliste de la formation des structures en incluant l’hydrodynamique et la rétroaction dans leurs simulations, ce qui devrait leur permettre d’étudier plus finement le relation de Tully-Fisher. Ils annoncent en conclusion qu’ils veulent aussi étudier de plus grands volumes, s’étendant au-delà de l’échelle d’homogénéité (200 Mpc) prédite par le modèle Dirac-Milne, et observée dans notre Univers. De telles simulations à grande échelle constituent un défi car les « domaines » de matière et d’antimatière, qui initient la formation de structures plus grandes au moment du découplage, sont d’une extension géométrique limitée (de l’ordre de 100 parsec à z = 1080).  Cela nécessitera une très haute résolution par rapport aux simulations cosmologiques habituelles. Les chercheurs pensent qu’au delà de tester la robustesse du modèle de Dirac-Milne, ces simulations à des échelles supérieures à quelques centaines de Mpc pourraient aussi permettre de tester les déviations entre mesures locales et à grande échelle de la constante de Hubble-Lemaître  H0, une question d’un intérêt presqu’autant primordial que de changer de modèle cosmologique pour abandonner énergie noire, matière noire, inflation, et retrouver l’antimatière…

Il faut mentionner pour finir que l’idée d’une masse négative et d’une antigravitation est prise très au sérieux par les physiciens depuis de nombreuses décennies. Plusieurs expériences sont toujours financées au CERN pour mesurer pour la première fois comment se comportent des atomes d’antihydrogène dans le champ gravitationnel terrestre : GBAR, AeGIS et ALPHA. Ces trois expériences sont horriblement compliquées à mettre en œuvre. Elles utilisent chacune des techniques différentes et ont récemment été raccordées au nouveau synchrotron ELENA du CERN , qui permet de produire des antiprotons de très basse énergie. On peut garder espoir d’apprendre dans quelques temps un résultat révolutionnaire, ce qui donnerait au modèle cosmologique de Dirac-Milne une aura inimaginable.

Source

MOND-like behavior in the Dirac–Milne universe

Gabriel Chardin, Yohan Dubois, Giovanni Manfredi, Bruce Miller and Clément Stahl

Astronomy&Astrophysics Volume 652, (17 August 2021)

https://doi.org/10.1051/0004-6361/202140575

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