A l'aube de l'imminente intervention militaire de l'armée syrienne, soutenue par la Russie, contre la région d'Idlib tenue par diverses milices islamistes, et où se trouvent des bases militaires d'observation turques (soutenant ces rebelles), l'on peut se demander à quel jeu se livre V. Poutine en ayant invité R. Erdogan dans cette province devenue après les Accords d'Astana une zone de désescalation (temporaire).
Historiquement la Russie et la Turquie se sont essentiellement affrontées (1).
Leur culture respective et leurs intérêts géostratégiques sont diamétralement opposés. Seul le jeu trouble des USA, tout à leur habitude de planter les germes de nouveaux conflits, en soutenant l'avènement d'un Kurdistan (2) dans la région, a poussé la Turquie dans les bras de la Russie.
Précédemment, le parti AKP islamiste de R. Erdogan avec le Qatar, soutenaient les rebelles islamistes d'obédience Frères musulmans dans leur projet de renverser B. Al Assad (3).
Projet aussi américano-saoudien, qui de leur côté soutenaient divers groupes dont des ex-membres d'Al Qaeda. Le régime syrien était aussi jugé par la Turquie trop coulant envers les membres du mouvement de guérilla kurde indépendantiste de Turquie, le PKK, sur son sol. Et par les pays sunnites du Golfe le jugeant trop enclin à accepter l'aide du Hezbollah libanais chiite et des milices iraniennes (les rebelles sunnites syriens faisant dans l'épuration ethnique et l'application de la sharia). La communauté au pouvoir de B. Al Assad est alaouite (pseudo-chiite).
L'alliance du Qatar et de l'Arabie saoudite a forcé la Russie à intervenir pour soutenir Damas alors en grande difficulté.
Le risque pour la Russie était de perdre sa base navale en Méditerranée (ce qui arrangerait bien les USA). Une vision pragmatique de la région en proie aux divisions ethniques et confessionnelles, fait que le Kremlin voit en B. Al Assad, autoritaire (mais non génocidaire), laïc, et surtout indépendant des pressions américaines et saoudiennes, le seul garant de l'unité du pays.
L'avènement de DAESH (et du redoublement des massacres contre les Yézidis, les chrétiens assyriens, et les kurdes), ont poussé les américains à soutenir les kurdes dans leur reconquête de l'est du pays (aussi en dehors de leur région pour s'emparer des champs pétrolifères). Le problème de DAESH étant sa propension au djihad à l'international pour faire chanter ses anciens maîtres. La Turquie, elle, achetait du pétrole au Califat, monnayait son aide aux rebelles en se "payant sur la bête" en profitant du pillage de la Syrie (jusqu'à des démontages d'usines), et faisait dans le trafic d'êtres humains. (4)
Jusqu'au moment, où les kurdes reprenant position à sa frontière, elle s'est alors portée au-devant de l'avancée kurde en simulant une attaque contre le Califat (qui s'est retiré), puis a envahi la région kurde d'Afrin.
Bien que R. Erdogan semble devoir accepter, sous la pression russe et iranienne, une reprise en main d'Idlib (voire même y participer pour exfiltrer ses propres islamistes), il peut à tout moment se raviser et vouloir stopper l'avancée de l'armée syrienne.
Si les États-Unis mettent un terme au contentieux juridique impliquant des entreprises turques corrompues suite à l'achat par la Turquie du système anti-missiles russe S400 (et des centrales nucléaires), et referment l'épisode du putsch manqué en extradant F. Gülen, il peut de son côté libérer le pasteur qu'il retient en otage. Une normalisation avec ceux-ci enrayerait la chute actuelle de la lire turque dangereuse pour son économie. (5)
Incohérence d'Erdogan
Mais ce serait sans compter sur l'incohérence d'Erdogan qui sur le plan diplomatique fait cavalier seul, veut jouer sur tous les tableaux, même contradictoires, en même-temps, et ainsi accumule les ennemis (entre autres fin du partenariat avec Israël). Par un effet de surenchère, il veut dernièrement se libérer du dollar (sanctions/ extraterritorialité de la justice américaine), et ainsi rejoindre la Chine et l'Iran. La méthode turque est le passage en force, même avec l'U-E. (6)
Il pourrait redéfinir la location de la base d'Incirlik (départ des bombes atomiques américaines). La Turquie deviendrait de moindre valeur géostratégique (déjà un allié peu fiable de l'OTAN/ invasion américaine de l'Irak), et augmenterait le risque d'un repli américain précisément au futur Kurdistan honni.
Mais qu'importe, "l'homme fort d'Ankara", le nouveau Calife, s'enorgueillit de jouer les fiers-à-bras dans la Cour des Grands sur la scène internationale.
Il veut personnifier le retour de la Turquie, en l'occurrence ottomane, dans l'histoire. (7)
Il veut s'affranchir du carcan américain, et accessoirement européen via l'ONU, imposant le non-changement des frontières (8), empêchant ses aspirations nationalistes et/ ou à régler certains problèmes régionaux (jusque dans les Balkans), par la manière forte. Une annexion d'Afrin rappelant l'occupation du nord de Chypre (9), ne passera pas auprès de la communauté internationale, et s'opposera frontalement aux prérogatives de la Narrative occidentale.
Si Poutine laisse faire, c'est qu'il attend que l'hubris d'Erdogan le pousse à la faute non seulement contre l'OTAN, mais aussi contre les intérêts russes. Si cela advient, la Russie comme durant la Seconde guerre mondiale, serait du "bon côté".
Déjà, la Turquie s'est passablement aliénée l'Europe par la rhétorique néo-ottomane de l'AKP concernant les îles grecques du littoral turc et de la Thrace grecque musulmane (remise en cause du Traité de Lausanne), par ses gesticulations guerrières autour de l'exploitation du champ d'hydrocarbures au large de Chypre, son chantage aux réfugiés et migrants, l'ampleur des purges sur la société civile après le putsch manqué, la réislamisation du pays, le possible retour de la peine de mort, la fermeture religieuse du pays, et par la politisation de son immigration. (10)
Dans un possible retour aux enjeux géopolitique du XIXème (baisse d'influence des Occidentaux et face au choc des civilisations (Europe/ Islam), la Sublime Porte (l'accès du Bosphore), revient au-devant de la scène. Mais cette fois dans le cadre d'une Turquie militairement menaçante (et possiblement aussi de nouveau "l'homme malade de l'Europe" économiquement). Ce qui pourrait faire changer la position britannique traditionnelle supportant la Turquie au détriment de l'influence slave-orthodoxe-russe, et plus généralement servant à la division de l'Europe continentale.
Ce changement de contexte inclut le "rêve orthodoxe du retour à l'Orthodoxie de Constantinople". C'est une idée largement présente en Grèce (étayée par des prophéties religieuses), et en Russie. Une guerre adviendra et Constantinople serait reconquise et redonnée à la Grèce par le vainqueur (11)
L'amitié autour de valeurs partagées des politiques grecs (et de nombreux groupuscules contestataires), envers la Russie est profonde. La Russie elle-même se voyant comme la succession de l'Empire byzantin (tsar voulant dire César). Le rétablissement de l'Orthodoxie redonnerait la force nécessaire aux ambitions de V. Poutine concernant les relations avec l'Église catholique et le combat contre l'islam politique. (12)
Car, c'est là où le rapprochement Turquie-Russie, sauf opportunisme d'un moment, sorte de poker-menteur, ne fait pas sens. La Turquie a son propre agenda d'islamisation de l'Europe. Elle fera face aux mouvements populistes et d'extrême-droite qui souhaitent un rapprochement avec Moscou pour réduire l'influence mondialiste et multiculturelle américaine (malgré D. Trump). Elle s'opposera aussi de plus en plus à l'influence slave de la Russie face aux revendications croissante des Balkans musulmans en Albanie, en Bosnie, en Macédoine du nord, au sud de la Bulgarie, et au Kosovo. Le conflit entre l'Arménie (protégée par la Russie), et l'Azerbaïdjan (soutenu par la Turquie), est toujours en suspens (CF : pogroms anti-arméniens et séparatisme du Haut-Karabakh). Cet agenda islamiste n'est pas compatible avec la tradition de vassalité de l'islam en Russie (ex : Kremlin croix au-dessus du croissant sur les églises). De même, l'agenda de turquicité, l'union des pays de langue et d'origine turc (le Kazakhstan dernièrement passant à l'alphabet latin), le Touranisme des nationalistes turcs, ne sera que modérément apprécié longtemps sur son versant asiatique.
En attendant l'erreur fatale d'Erdogan, Vladimir Poutine peut continuer tranquillement à entretenir la paranoïa croissante du "nouveau calife" (13), et ses rêves de puissance mondiale (au niveau régional) .............................................................
Références
Frédéric Beaugeard